"L'arme domestique" de Nadine GORDIMER le 20 mai 2003


Controverse sur 'L'Arme domestique" de Nadine Gordimer avec Annie Rouzoul dans le rôle du procureur et Monique Bécour à la défense


Annie Rouzoul: Voila un livre que je n'ai pas éprouvé le besoin de relire. Tout est dit dans ce procès-verbal qui semble rédigé par un greffier.
Monique Bécour: La lecture du dernier chapître nous indique que Nadine Gordimer a conçu ce récit comme une tragédie grecque en faisant référence à Ulysse.
A.R. : D'une part Ulysse n'est pas une tragédie grecque et d'autre part il y manque la voix de la tragédie. Il y a inadéquation entre le propos, très riche, et l'écriture souvent plate.
M.B. : Comme dans la tragédie grecque, il y a les confidents, les messagers, le coryphée, ...
A.R. : C'est un livre en 2 parties: l'avant-procès et le procès. De nombreux thèmes sont abordés (racisme, peine de mort, homosexualité, avortement et désir d'enfant...) de quoi écrire plus de 10 romans.
M.B. : Nathalie est le pivot de l'histoire comme Electre ou Hélène de Troie. Duncan l'appelle "L'Eurydice que j'ai ramené des Ombres". Ce n'est pas un crime passionnel.
A.R. : En effet ce n'est pas passionnel; on n'est pas dans la tragédie grecque où "Je t'aime, je te tue". Le thème qui m'a le plus intéressé est celui du changement d'ordre: après la fin de l'apartheid certaines barrières sont tombées: l'avocat est noir, l'homosexualité, même interraciale, est admise,...
M.B. : Le procès est un spectacle avec sa théâtralité dans les dialogues et les interrogatoires.
A.R. : Il y a des phrases fortes mais elles sont noyées dans une sauce un peu trop allongée.
Marie Goblot fera un parallèle avec "Pastorale américaine" de Philip Roth, à propos de l'effarement des parents découvrant les gestes commis par leurs enfants, qu'ils ont élevés avec amour et compétence.
Le mot de la fin sera apportée par Michel Boudin, à propos de l'admiration qu'éprouve Nadine Gordimer pour le peintre Magritte: "Ceci n'est pas une arme".

"La compagnie des spectres" de Lydie Salvayre le 18 mai 2003


Des chapitres inachevés, des phrases coupées de silences inattendus,des suppléments à ce qui précédait, nécessaires à notre compréhension, des inventaires aux excès jubilatoires,des subjonctifs imparfaits savoureux, des diatribes aux assonances et allitérations explosives... Un jeu sur toutes les formes du langage transformé en système? Bien sûr.

Pour Lydie Salvayre, semble-t-il, ces deux femmes inermes de La Compagnie des Spectres n'ont que la parole pour se défendre: les mots, tous les mots; depuis les jurons et les obscénités, "signe de vigueur spirituelle", jusqu'aux termes savants, rares: aposiopase, paralipomènes, prolègomènes, sycophante, figures entéléchiques du mal...

Les phrases de grands penseurs, citées pour s'assurer de leur pouvoir, les paroles trouvées dans les livres-maîtres, unique chemin afin de préparer suppliques, attaques, défenses, cris... autant pour la grand'mère préparant son discours à Pétain, que pour la jeune fille Louisiane face à cet huissier de marbre, figure de toutes les tyrannies, que pour la mère, Rose, qui ne cesse de moudre sa vision de l'Apocalypse qui commença sous le régime vichyssois avec le meurtre de son frère Jean. Ma mère crache avec fureur toute sa haine contre les monstres fascistes, haine qui l'a rendue folle. Folie que les docteurs en âmes "semblables au Dr Donque (quel beau travail sur les noms propres) sont "infoutus" de soigner, de même consoler. Son existence, vidée de tout autre signification, n'a plus qu'un but: accuser les tueurs,meurtriers, bourreaux, coupe-jarrets, éventreurs, chacals - elle n'est pa en reste de mots- tous les assassins: ceux d'hier, ceux d'aujourd'hui, ceux qui fomentent les crimes, ceux qui les commettent et tous ceux qui en tirent profit.

Mère et fille vivent dans ce huis clos infernal, survivant avec une bien maigre pension que Louisiane tente de gérer, elle qui attend en vain la rencontre de l'amour dont elle ne connait rien hormis ce qu'elle en observe par une étude minutieuse des baisers de cinema.

Dond l'huissier est finalement jeté dehors... Nous ne sommes pas optimistes. Que deviendront-elles? Comment ne pas entendre résonner en nous ces paroles si lucides de Rose la démente, face à ce déferlement de la violence visible partout dans notre monde; dont il n'est pas possible d'être le témoin sans en être atterré jusqu'à l'affolement? Les spectres nous entourent, ils sont partout, affirme-t-elle. Lydie Salvayre nous laisse pantelants après cette lecture où le "victimaire", l'huissier, devient victime des deux femmes emportées par la démesure de la situation qui déchaine leurs rires avec leur rage.

Une dernière ligne d'espoir?

Andrée HAGEGE

Lire aussi d'autres impressions de lecteurs chez les membres du groupe de lecture parisien "Voix au chapître" sur le site www.voixauchapitre.com

"Le Dit de Tanyi" de François CHENG le 15 mai 2003


La rencontre autour du livre de François Cheng, "Le Dit de Tianyi", a permis à chacun d'apporter une vision personnelle de cette oeuvre très dense. L'unanimité s'est faite sur la beauté de ses descriptions de la nature, la poésie de certaines lignes contrastant avec le récit un peu laborieux de cette épopée (comparaison avec le cours du fleuve qui suit son chemin tout en se heurtant aux écueils du parcours).

La symbiose de l'homme Tianyi avec les paysages, le ciel et la terre, la philosophie du Tao qui court tout au long du livre, l'idée de la liberté, la force ou la fluidité des trois personnages-clé, Tianyi, Yumei et Haolang et leur impossible réunion, tout cela a été abordé. Malheureusement Antoine Viquesnel n'a pu parler de tout le contexte historique. Nicole Michel a su ponctuer la réunion de ses réflexions. Michel Boudin a constaté que la problématique évoquée par cette oeuvre était universelle.

Pour une fois, nous lisions un auteur étranger écrivant dans notre langue, ce qui évacue tous les problèmes de traduction.

En outre nous avions le plaisir d'avoir parmi nous, Monsier Min, jeune ingénieur chinois, installé en France depuis quelques années, qui a pu valider ou infirmer nos réflexions sur la Chine. Il nous a fait par ailleurs un bref mais remarquable cours sur l'écriture chinoise.

Pour clôturer notre rencontre, j'ai lu ces quelques phrases qui me semblent significatives:

"Dans la grotte de la Pureté, demeurent les Immortels. La source claire y coule, sans jamais tarir!... Plus loin sa robe flottante s'évanouit dans la brume, légère comme une grue en vol.

Plus tard, devenu adulte, et notamment durant mon séjour en Europe, je serai forcé de réfléchir sur la Chine où le hasard m'avait fait naître, puisque partout, on m'appellera "le Chinois", sur ce peuple dont je connais les tares et auquel on accorde néanmoins quelque grandeur. Du fait de son nombre, de son ancienneté et de sa pérennité? mais bien plus, semble-t-il, à cause de ce pacte de confiance, ou de connivence, qu'il a passé avec l'univers vivant, puisqu'il croit aux vertus des souffles rythmiques qui circulent et qui relient le Tout. D'où peut-être cette manière d'exister à nulle autre pareille."

Maryvonne NICCOLAI

"Vies minuscules" de Pierre MICHON le11 mai 2003



Comme souvent, nous avons commencé notre débat en donnant la parole à ceux qui n'ont pas aimé le livre. Claude Simonnot était l'un de ceux-là, et remarque que Michon lui-même, par autodérision, donne des arguments pour dévaloriser son oeuvre en la traitant de "risible cuistrerie". Le style en est fleuri et l'on cite un article de Louis-Martin Chauffier flinguant Michon et Quignard, bien représentatifs de "l'esprit France Culture".

Michel Boudin a trouvé que le style cache les personnages et que la manière domine la matière. L'effort d'écriture est trop visible, mais c'est volontaire de la part de l'auteur. Les phrases interminables longues de plusieurs pages ont rebuté certains.

Après cela, ceux qui ont aimé l'oeuvre et qui constituaient la majorité de l'assemblée, se manifestent à leur tour pour citer d'abord quelques passages sobrement écrits comme la mort de la petite fille ou celle du saint-cyrien dans laquelle le froid qui règne se transmet au lecteur de manière sensuelle.

Certains, dont je fais partie, ont été bouleversés par ce livre. Le choc a été pour moi du même ordre que celui ressenti il ya quelques années à la lecture, suggérée d'ailleurs par Direlire, du "Voyage au bout de la nuit" de Céline.

Bien sûr, il s'agit d'une oeuvre autobiographique marquée par l'absence du père, des pères en réalité, et c'est par les femmes que la lignée se perpétuent.

Ces vies minuscules sont aussi grandes et riches que celle des hommes illustres, car "Aussi longtemps que les artistes les ignorent, les conquérants ne sont que des soldats vainqueurs".

Antoine VIQUESNEL

 

Pour illustrer la séance sur "Les vies minuscules " de Pierre Michon nous reprendrons ci-dessous quelques propos de l'auteur tenus lors d'entretiens avec divers journalistes :

-"...je voudrais revenir sur ce terme de minuscule, qui a été la cause de bien des malentendus,...en disant qu'il serait regrettable d'en faire un synonyme d'humble, de modeste, de pauvre, de petit,etc. Il n'y avait pas de misérabilisme dans cet adjectif. Je pourrais dire en simplifiant que j'ai appelé minuscule tout homme dont le destin n'est pas tout à fait à la hauteur du projet, c'est-à-dire tout le monde." (1)

-" "Les Vies Minuscules" s'organisent autour de la maison abandonnée par mes grands-parents maternels, aux Cards. Joli port de mer que ce pays de déshérités, ce pays d'alcoolisme intense, où des êtres naissent diminués par leur origine. C'est peut-être pour cette raison que les personnages de mes romans ont dès le départ un handicap. Mais je me suis toujours senti responsable de cet endroit, comme de la mémoire des grands-parents. Seulement je ne pouvais pas retourner là-bas en situation d'échec absolu. Je n'avais pas un rond avant le succès des "Vies Minuscules" ...Grâce au livre, j'ai pu faire de ce lieu désolé une vraie maison." (2)

-"Toute cette louche étiquette de styliste qu'on veut me faire endosser, qu'on me le reproche ou qu'on m'en félicite, je ne me reconnais pas trop là-dedans. C'est peut-être par hasard que j'ai pris cette façon-là, cette main à plume précisément et pas une autre, c'est très circonstancié au départ et maintenant je ne peux plus m'en débarrasser. Il faut remonter au départ: cette langue exagérée m'est venue au moment des Vies Minuscules et pour les Vies Minuscules , afin d'installer ces vies dans l'écart le plus grand entre leur référent minable et les grandes orgues dont je jouais pour rendre compte de cette nullité- pour en rendre compte, et dans le même mouvement la dépasser et la magnifier. La transformer en son contraire. ça a été ma recette personnelle pour échapper au pire, qui est le nihilisme, ça a été ma façon d'avoir la foi en quelque sorte. Si c'est la langue des anges qui rend compte de la vie bousillée de journaliers alcooliques du fin fond de la cambrousse, alors ils sont sauvés et celui qui en parle est sauvé avec eux....une langue trop belle charriant les existences nulles et leur donnant sens, ce processus de positivation du rien si on veut, c'est ce qui me donne de la joie et une espèce de foi quand j'écris. Qui me donne du sens à moi aussi". (1)

-"J'ai mis dix-huit ans à sauver ma peau, à écrire mon premier livre "Vies Minuscules", et je suis encore dessous....Mais je ne peux pas rester celui qui a écrit "Vies Minuscules". Le narrateur était un écrivain qui n'écrit pas, ce ne peut plus être moi puisque justement j'ai écrit . Celui qui l'a écrit est mort et je ne sais pas, à ce jour, si de ce cadavre sortira une nuée de mouches ou une oeuvre phénoménale".(3) -"Je n'ai pas besoin d'inventer des vies, des personnages. Il y a suffisamment de gens qui sont morts et qui attendent que l'on parle d'eux....Lorsque j'écris, je pense toujours au mythe de la résurrection des corps dans le christianisme. J'anticipe le jour du Jugement dernier. Ces hommes qui ont eu de la chair...je m'efforce de les faire revivre. Qu'ils se lèvent, qu'ils sortent du tombeau...Pour changer leur viande morte en texte, leur échec en or. Une fois de plus."(3)

-"C'est Faulkner qui m'a donné la clef, la violente liberté, l'audace d'entrer dans la langue à coups de hache. Il est le père de tout ce que j'ai écrit."(4) -"Le miracle c'était simplement, à près de quarante ans, de pouvoir danser, enfin, sur mes deuils. C'était que mon désastre intime se résolve en prouesse, mon incapacité en compétence, ma mélancolie en exultation, bref toute chose en son contraire. Mais tout cela obtenu et prouvé, cette compétence, cette exultation, qu'en faire? C'est là le deuxième écueil, l'écueil de l'écrivain qui écrit. Le miracle initial, on est bien tenté de le transformer en métier."(1)

-"L'ambivalence est au coeur de ma mythologie personnelle, dans ce petit écart qu'il y a entre la bibliothèque et le réel, mon enfance dans la Creuse et la découverte des grands auteurs. J'adore la littérature et je ne cesse de la détester comme un paysan sa terre." On ne peut s'empécher de rapprocher cette affirmation de ce que P.Michon écrit dans les Vies Minuscules à propos du père d'Antoine Peluchet: " Or le père aimait son lopin: c'est à dire que son lopin était son pire ennemi et que, né dans ce combat mortel qui le gardait debout, lui tenait lieu de vie et lentement le tuait, dans la complicité d'un duel interminable et commencé bien avant lui, il prenait pour amour sa haine implacable, essentielle."

La séance de DIRELIRE elle-même fut , au début , un débat sans concession entre celles et ceux qui avaient aimé le livre , avaient été ému et avaient rencontré une écriture forte , et celles et ceux qui n'avaient pu franchir les trente ou quarante premières pages ou, les ayant franchies, trouvaient la langue trop fabriquée , la forme masquant le fond, etc.. La suite du débat sembla faire pencher largement l'assistance vers une appréciation "globalement" positive, les propos rapportés de P.Michon permettant de mieux apprécier l'homme et la lecture de quelques extraits donnant à beaucoup des envies de relectures

(1) LIRE début 1997 propos recueillis par Thierry BAYLE

(2)TÉLÉRAMA 7 Août 1996 propos recueillis par Valérie MARIN la MESLÉE

(3 )LIRE Décembre 1998 propos recueillis par Catherine ARGAND

(4)LIRE Mai 1997 propos recueillis par Marianne PAYOT "

 

Jean COURDOUAN.