"Ubu roi" d'Alfred JARRY le 18 juin 2006



BILLET A CLAUDINE par Michel BOUDIN
UBU ROI
Comment mieux finir la saison littéraire de DIRELIRE, belle cousine, qu'en brandissant la chandelle verte du père UBU?
Comme tu le sais, la pièce est d'un abord déconcertant et on hésite toujours un peu entre la farce sans consistance et le canular pour lycéen en révolte.
Il a fallu tout le talent du présentateur pour faire tomber les dernières résistances et nous mettre devant UBU comme on peut l'être devant les DEMOISELLES D'AVIGNON. Car tu sais bien Claudine, qu'à partir de ces oeuvres fondatrices rien après n'est tout à fait pareil.
Coup de pied dans la fourmilière des conventions scéniques et littéraires, UBU ROI, avec son crochet à phynances et son ciseau à oneilles, ouvre la voie au surréalisme et au théâtre d'avant-garde. Sans la chandelle d'UBU, malicieuse cousine, pas de moulinette à bébés à la télévision ou de Cantatrice Chauve sur les planches. (comme sans les DEMOISELLES, pas de montres molles peut-être ou de compotiers en morceaux.)
Quand tant d'horribles gidouilles spiralées ensanglantent encore le monde, Claudine, que des trappes obscures s'ouvrent comme celle d'UBU pour engloutir les espoirs de notre pauvre humanité, comment ne pas saluer JARRY et sa belle insolence?
Sans compter tous les UBU qui grouillent en nous, toutes ces chandelles et ces crochets...
Heureusement qu'il y a la Pologne "Sans quoi il n'y aurait pas de polonais". Ce dernier cri du père UBU réconforte le coeur de ton cousin
FLORENTIN


De Claude Simonot : Ubu ou la dialectique de la merdre et de la phynance
Il est certain que Jarry n'a pas eu connaissance de la théorie de Freud Sur les transformations des pulsions, particulièrement dans l'érotisme anal, (1917) qui postule qu'au stade sadique-anal les valeurs de don et de refus s'attachent à l'activité de la défécation et met en évidence l'équivalence symbolique fèces = cadeau = argent. Georg Simmel dans la Philosophie de l'argent nous suggère que la valeur est objectivation du désir, l'échange objectivation de la valeur, l'argent objectivation du rapport d'échange et l'autonomisation de l'argent objectivation des rapports sociaux. Cornegidouille ! nous voici dans la phynance jusqu'au cou, merci d'éviter de faire des vagues... Surtout que Marx de son côté considère l'argent comme équivalent universel ce qui en quelque sorte referme la boucle sur l'égalité merdre = phynance. On conviendra que si la phynance se transforme en merdre, voire en merdes (je me suis acheter trois merdes...), pour avoir de l'argent il faut se faire chier (surtout si l'on n'est pas né fils de riche...).
L'affirmation du "linteau" des Minutes de sable mémorial (1894) : "faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots" est le programme même du symbolisme et si l'on est un tant soit peu amateur de lacanisme amusant on pourra méditer utilement sur la substitution de maux pour mots, sans oublier que les mots (même traitement, même motif) qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d'eux ; on pourra alors se demander si Ubu, ce gros tas de ça à l'état pur n'est pas un peu le précurseur de la psychanalyse. Nous voici assez loin de la récupération a des fins de théâtre symboliste, et sous forme de ready made, d'une fumisterie de potaches de rhétorique. Le scandale provoqué par les représentations d'Ubu au théâtre de l'Oeuvre de décembre 1896 fait d'une certaine façon écho à ceux d'Hernani et des Hurlements en faveur de Sade, car les braves gens n'aiment pas qu'on transgresse lefigurativement correct et encore moins qu'on les mettent face à eux-mêmes.
Dans un entretien pour le Nouvel observateur (hors-séries "Les mythes, aujourd'hui", juillet/août 2004 ) Jean Baudrillard dit :"J'ai trouvé une voie de dérivation dans la pataphysique dAlfred Jarry. Dans "Ubu", le monde est immédiatement une farce. Marx disait qu'il y a un événement original, puis sa répétition sur le mode de la farce, et de fait nous sommes dans une ère pataphysique de dérision généralisée. "Ce qui est dérisoire est mis en spectacle et ce qui a un sens est rendu dérisoire. La peste bouffonique ravage la société contemporaine, et en raison de la fin parodique de la division du travail qui s'organise dans une allégresse carnavalesque, l'homme de la rue, promu par la caméra à la fonction d'oracle, nous dira ce qu'il pense de la grippe aviaire en se croyant obligé de rire en terminant sa déclaration. Autrefois tout finissait par des chansons, aujourd'hui tout se termine par les gloussements du con qui rit.
La pataphysique donc, science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité.
Si, comme le dit Sartre, on est ce qu'on fait, Jarry qui passa sa (courte) vie à faire Ubu, fût Ubu, mais il ne le fût que pour dénoncer ce qu'il y a d'ubuesque dans le monde que nous sommes contraint d'accepter. Car si le Reich ne dura pas mille ans (ouf !), le règne d'Ubu, c'est à dire celui du salaud sartrien qui par mauvaise fois refuse d'admettre le caractère absurde et injustifiable de l'existence, prend les vessies de l'idéologie pour les lanternes de la nature humaine, et préfère la brutalité joviale aux émotions spirituelles, commencé bien avant Jarry, lui survivra encore longtemps (merdre !). Persuadé que la survie, c'est à dire perdre sa vie à la gagner, est à la vie ce que le cheval est au pâté d'alouette, Jarry, dont Marinetti disait qu'il lui était apparu comme une oriflamme de la pauvreté volontaire, nous propose, pour résister aux marionnettes qui tirent nos ficelles, le culte de la chandelle verte, l'incantation à la gidouille, l'équarrissage pour tous et la machine à décerveler, derrière laquelle Patrick Le Lay peut courir de toute la vitesse de ses jambes bouyguesques (c'est un synonyme d'ubuesque) sans espoir de jamais la rattraper.
L'orgueil étant la forme de modestie la moins coûteuse, je suis particulièrement fier d'avoir, à dix-sept ans, détourné les deux tiers de ma classe des révisions de fin d'année pour les répétitions (délicieuse compulsion de répétition) d'une adaptation d'Ubu en comédie musicale, pour une fête de fin d'année plutôt subversive. Aussi, aujourd'hui encore, quand j'ai besoin d'un petit renfort pour résister aux clauses de style de la survie (voir ci-dessus), remonte le vieux cri de guerre de ces années- là: "Hourra ! Cornes au cul, vive le père Ubu".
Claude Simonot (palotin intérimaire)

"La femme de sable" d'Abe KOBO le 5 juin 2006



Un professeur parti à la découverte de quelque insecte des sables échoue dans un petit village du fond des dunes - village dont il ne pourra plus sortir. Comme les autres habitants, le voilà prisonnier du sable : le sable qui envahit tout, qui s'infiltre dans la moindre fissure et qu'il faut sans répit rejeter. Particulièrement dans le trou où est tapie la maisonnette qu'il habite en compagnie d'une femme fruste, vraie maîtresse-servante. Jour après jour, mois après mois, l'homme et la femme rejettent le sable. Cet esclavage est la condition même de leur survie. Lassé de cette routine, l'homme tentera de s'échapper, de retrouver sa liberté... Roman insolite d'une extraordinaire richesse, dur et angoissant, qui, sous l'exactitude et la précision des détails d'une fiction réaliste, retrouve la dimension des mythes éternels. Il ne s'agit de rien d'autre que de la condition humaine avec ses limites désespérantes, ses illusions et ses espoirs.
Le piège de sable (image tirée du film "La femme des sables")
BILLET A CLAUDINE par Michel BOUDIN
LA FEMME DES SABLES de Abe KOBO
Surtout jolie cousine, n'ouvre pas ce livre!
Un vent de sable t'emporterait aux confins des pires délires de la littérature.
Imagine un grand trou de sable et au fond une maison, un homme et une femme. Les habitants d'un improbable village, là-haut sur le plateau, dirigent sournoisement les manoeuvres de désensablement.
Car il faut, pour survivre en ce trou, lutter contre le sable.
Comme il faut dans la vie, Claudine, lutter contre l'adversité.
En même temps que l'ensablement méthodique des êtres et des choses s'effectue l'ensablement symbolique du lecteur. Pas un grain de sable, dans son action têtue, qui n'évoque au choix la lutte des consciences contre la rugosité du monde ou les malheurs du Pour-Soi se cognant la tête contre l'En-Soi ou le grand rouleau compresseur de l'entropie triomphante. (Tout retourne au sable, belle cousine, et il y a longtemps que l'on sait que nous retournerons en poussière.)
Alors quoi? S'asseoir et laisser monter le sable?
Peut-être pas. Car au fond du trou, Claudine,
il ya une femme
il y a un homme
il y a même un peu d'eau
et une échelle de corde...
Finalement, curieuse Claudine, tu peux ouvrire de livre d'Abe KOBO. Il te fera rêver comme il a fait rêver ton cousin:
FLORENTIN
Ce qu'en a pensé Annie ROUZOUL
Le Vieux captura l'Homme et l'offrit à la femme.
C'était son plus cher désir. Sans cesser ses tâches domestiques elle allait savoir enfin à qui se vouer. L'Hôte était de marque: enseignant de métier, entomologiste à ses heures perdues.
Captif, il n'eut de cesse de tenter l'évasion. Peine perdue.
Alors elle se mit à enfiler des perles pour passer le temps et gagner de quoi acheter une radio et un miroir.
L'histoire ne dit pas si elle y réussit.
Et les sables dans tout çà?
et Andrée HAGEGE
L'homme s'étiolait gentiment auprès de ses collègues et de la femme, (l'autre). Alors il partit seul vers la mer à la recherche d'un insecte improbable.
Manque de bol, la mer est restée lointaine et lui il est tombé dans le sable dans un trou profond d'où il ne pouvait pas sortir, où personne ne songeait à l'aider et où personne ne répondait à ses questions, même pas la femme (la vraie), la silencieuse, compagne de captivité, qui lui a toutefois appris une chose : le sable recèle tellement d'eau que tout s'abîme, les poutres même pourrissent. « De l'eau dans ce sable, sous ce soleil brûlant ? Non mais…pourquoi pas des glaçons dans le four ? »….. L'homme était un scientifique….
Et il voulait toujours sortir, il a essayé souvent ; il voulait tellement sortir qu'une fois il faillit mourir atrocement dans une évasion ratée même qu'il a supplié qu'on le ramène dans sa geôle.
Et puis un jour, il a trouvé au fond d'un trou qu'il avait fait dans le sable, quoi ? Une réserve d'eau. La femme avait donc raison ? Il y avait de l'eau dans ce sable insaisissable, étouffant, instable, traître ? L'étudier, le vendre, pourquoi pas, mais lui demander de l'eau !….. Et pourtant l'eau était là et si on l'empêchait de s'évaporer, le récipient se remplissait et on ne dépendait plus de personne pour avoir de l'eau, pour avoir la vie, et il a ri très fort.
Exit la mer, l'insecte improbable. Exit les administratifs qui lui apportait sa ration quotidienne d'eau ; il pouvait, il savait recueillir l'eau que contenait le sable. Exit l'absence d'échelle qui le tenait captif ; d'ailleurs une échelle était revenue par miracle dès le départ de la femme ; la femme, la vraie, qui avait joué son rôle et qui disparaissait en le laissant libre.
Andrée HAGEGE
Les réflexions de Daniel BOUCHARA
Qui peut parmi nous s'identifier immédiatetement à la femme ? Nous acquiesçons sans trop s'y arrêter au raisonnement de l'homme, il est rationnel, il observe celui qui dans ses pesées du pour et du contre et le probable opère en scientifique. Son espoir dans tous ses buts est dans le rationnel de la science. Ainsi pour ses relations avec la femme, il procède d'un calcul d'homme d'une civilisation avancée. où la sophistication des détours des sujets est de mise. Mais la femme pas tant déjoue ses calculs que les dépasse en les ignorant. Ignorance premiere mais pas sans un savoir bien bien lié sur ce qui vaut au fond .Au fond du puits seuls comptent l'obstination et le labeur, contre lequel lequel homme n'a pas de prise Aucune manœuvre ne peut circonvenir aux éléments : le soleil, le vent, le sable bien sûr et aussi la femme et les villageois. Aussi implacables que le sable. que le temps qui nous imprègne partout et toujours. le jour, la nuit dans les rêves et dans le sommeil
Certes les calculs pour monter un échafaudage sont sophistiqués et sont dans des lieux autres, nécessaires. Une fois le bâtiment en terre et les coutumes et nécessités de la vie quotidienne établies, l'échafaudage est oublié, inexistant. La bâtisse et ses pierres font partie de la terre. Quand l'habitation est un puits, le puits fait partie fondatrice de l'existence sans déchet ni calcul.
Obstination et labeur sont le socle et la charrue qui mènent à toute l'expérience humaine ; dans ce lieu désertique. L' amour, l' honneur, l'ironie et le rire existent mais n'engendrent rien d'autre que la prise nue sur la vie et la mort. Dans ce dépouillement presque rien. S'il y a des bidons d'essence et des journaux, rêves de miroir et de poste de radio ceci est accepté comme un dû, du fait de vivre dans une civilisation qu'ils n'ignorent pas mais qu'ils délaissent, tirant leur cohésion de leur isolement.
Daniel BOUCHARA