"La pluie jaune" de Julio LLAMAZARES le 21 juin 2009



Notre amie, chilienne, Isabel Gutierrez, avait choisi ce livre magnifique et nous a dit que lorsqu'elle l'a terminé à deux heures du matin, elle avait les yeux remplis de larmes, ce qui provoqua ma grande envie de découvrir cet auteur inconnu pour moi, car ses choix sont toujours uniques. Le jour de la présentation, elle ne put venir et ce fut Anne-Marie d'Ornano et Christiane Vincent qui avaient travaillé de concert avec elle qui nous en parlèrent et nous le firent apprécier.
Julio Llamazarès nait en 1955 dans un village « Vegamian » ( Leon ) recouvert par les eaux d'un lac de barrage. Il fait des études de Droit, puis devient journaliste, il vit à Madrid et très attaché à sa province d'origine : le Leon. Il est possible de voir une filiation littéraire avec les écrivains de la « génération de 98 » , qui après la perte de Cuba, se retournaient sur leurs propres valeurs » Certains autres le rattachent au « Costumbrismo » ( origine costumbre : coutume, tradition) , mouvement littéraire qui, tout en participant aux tendances du roman de l'époque (fin 19ème, début 20ème : réalisme, naturalisme, mais hispanisé ), s'attachait à la description des paysages, des caractères et coutumes nationales et régionales. Christiane Vincent nous précise encore l'analogie qu'elle a ressentie avec « Hameau perdu » de Palacio Valdés et l'amour de la terre qu'elle retrouve chez les poètes de la génération de 1927 « Campos de Soria » de Machado , dont un poème nous est lu.
Llamazarès a écrit plusieurs œuvres, citées comme romans de campagne et montagne assez rustiques du Nord de l'Espagne : « Lune des loups » (1988), sombre tragique histoire de trois rescapés de l'armée républicaine, renforcés par des sentiments forts, « Scènes du Cinéma muet » ( Llamazarès a écrit des scénarios de films) et deux recueils de poèmes : « La lenteur des bœufs » (1979) et « Mémoire de la Neige « (1982) (Editeur Federop ) qui obtint le prix Jorge Guillen .
Pour donner mes impressions de lecture il me faut planter le décor naturel : l'histoire se passe dans un village totalement abandonné en 1970, Ainielle , suspendu au-dessus du ravin, avalanche de lauzes et d'ardoises torturées, « contre le ponant où la nuit arrive toujours beaucoup plus tôt » dans le massif des Pyrénées de Huesca ( Nord de l'Aragon), région humide qu'on appelle « Sobrepuerto ». Les maisons abandonnées résistent encore, pourrissant en silence au milieu de l'oubli et de la neige et l'auteur nous dit « que les personnages sont pure création, encore qu'à l'insu de celui-ci, ils auraient bien pu être réels ». Aucun signe de vie dans ce grand calme et ce grand silence.
Dix ans de solitude dans une seule maison encore habitée par un vieil homme omniprésent et son chien. L'histoire commence par la narration du vieillard avec « la fulgurance instinctive d'un souvenir », comment une nuit, en 1961, Sabina, sa femme, a quitté la maison et comment il la trouve pendue dans le moulin pourrissant avec le terrible pouvoir des orties « maîtresses des ruelles et des cours qui profanent le cœur et la mémoire des maisons ». Il réunit les affaires de celle-ci, souvenirs, photos, dans une valise en fer qu'il va enterrer près du puits, dans le sol gelé : la métaphore est magnifique « le nerf végétal d'une racine pour qui a creusé avec une pelle, un sol durci ».
Dès le chapitre quatre, il passe en revue toute sa famille fantomatique qui le cerne : parents, grands parents, tandis que « la pluie jaune de l'oubli » (métaphore filée) frappe les vitres.
La mémoire devient sa seule raison de vivre et son unique décor : « le temps s'arrêta et comme un sablier qu'on retourne, il commença à couler en sens inverse : « la vieille pendule délaissée, reste inutile », « Dès lors, j'ai vécu en me tournant le dos, sans retour vers le passé qui ne s'achèvera qu'avec moi » , avec des plages de brouillard tout autour.
La mémoire fait ressurgir de terribles histoires, celles de la mort de la fille de quatre ans, qui « meurt d'une lente asphyxie, un halètement étouffé et interminable qui consuma le corps de Sara lentement » (ch6), du départ à la guerre d'un fils qui n'en reviendra pas, et celle d'un jeune enfant Acin , monstrueux, attaché aux barreaux de son lit de bébé, où, bien plus tard, notre narrateur, découvrira dans le vieux matelas de laine un nid de vipères lovées, et enfin, le départ du dernier fils qui abandonne, avec tous les autres villageois, ce village fantôme.
Au printemps revenu, notre vieil homme courageux, restaure les terrasses, les jardins, les clôtures, la porte de l'écurie, les lauzes de la toiture, mais le découragement, la lassitude l'envahit lorsqu'au chapitre six, la boutiquière de Pallars dans Biescas lui remet une lettre vieille de plusieurs mois, d' Andrès marié en Allemagne depuis plusieurs années avec une photo de famille (deux enfants) sur une plage ensoleillée. Il ne lui répond pas que la mère est morte et qu'il n'est plus qu'un fantôme au milieu de ruines et de l'oubli. La photo colorée de la plage est déchirée parce que contraire à une vie péniblement endurée !
Le lecteur assiste à une décomposition ultime : l'air jaune qui jaunit insensiblement les yeux du vieillard, la pluie drue et jaune de l'oubli, la chaux jaunie des murs, les vieux calendriers, le bord des photos et lettres, le jaune de la paille, le vent chargé du sirocco jaune, « la folie qui déposa ses larves jaunes dans mon âme », « les yeux jaunes de Sabrina, blessés par la neige , les feuilles jaunes des peupliers « qui couvrent les champs de vieil or », mais qui, au matin, ont pris la couleur de la rouille . »
Je tiens à préciser que la rouille est un élément extrêmement important dans le « Nouveau Roman », courant littéraire des années 1950 en France, ( cf : mon article sur N.Sarraute . Exemple in La Modification de Michel Butor : les volets et charnières rouillés , signe de décomposition du couple ).
Les participants ont longuement commenté le symbolisme du jaune, « couleur de l'infamie, du démon, de la folie, signe de malheur et non jaune triomphant ».
Désolant, j'aime tant le jaune surtout en décoration. Cependant, il est rappelé que l'étendard espagnol est constitué de bandes rouges et jaunes…
Nos deux amies précisent qu'il s'agit d'une élégie, d'une lente mélopée avec l'accent doux-amer d'un « lamento » qui revient à trois reprises, la pluie sur les vitres , les cris des pierres ensevelies et des portes qui pourrissent , et, la végétation qui ensevelit le village abandonné . L'art du lamento , souffle poétique, disposé comme des versets, déchirure non émotive avec un traitement musical dans des chapitres courts dont le style concis, qui n'est pas plaintif, nous fascine. Le talent extraordinaire de l'auteur par une description universelle, personnalise de façon incessante la Mémoire involontaire, l'inconscient et permet la revue d'une vie dans un long soliloque qui fait réagir.
Anne Marie d'Ornano a décelé la colonne vertébrale du livre constituée de trois éléments :
La corde de la pendue que le narrateur retrouve dans le sol gelé et dont il se ceinture, qui est, selon elle est « la Mort cruelle de la Vérité », qui ressurgit de façon
psychanalytique .
Le miroir , retourné ou cassé qui est le « refus de sa condition de mortel » : « il me manque le courage de faire face à la Vérité, la force nécessaire pour me pencher vers la bouche d'abime, qui sans aucun doute, m'attendait de l'autre côté du miroir » ! « Comme si le regard n'était autre que la mémoire du paysage, et le paysage, un simple miroir de moi-même. »
Le pommier , (ch.14) et sa sève de mort. Sentant l'imminence de sa mort, il se pose la question du passage, de l'accompagnement du mourant pendant et après sa mort : « Quand quelqu'un mourait à Ainielle … la dernière personne du village qui apprenait sa mort, allait le raconter à une pierre. Quand Sabrina mourut, au lieu d'une pierre, j'ai été le raconter à un arbre du jardin ». Il s'agit du pommier que le père d' Andrès avait planté à sa naissance, arbre de 60 ans à la mort de Sabrina, « à peine s'il donnait une récolte tant il était rabougri », mais cette année là, « les pommes faisaient plier les branches sous leur poids. Des pommes grosses charnues, jaunes que j'ai laissé pourrir sur l'arbre sans les goûter parce que je savais que leur splendeur était nourrie de la sève putréfiée de la morte . Cette sève court maintenant .. à travers mes veines .. et va pourrissant mon souvenir lentement ».
Il y a une lutte perpétuelle du vieux père Andrès , le narrateur entre ses efforts pour garder les maisons et son inconfort moral qui nous renvoie à sa mort et à la MORT « Viva la muerte ».
Quelqu'un nous rappelle la noirceur et le rouge sang (cf. Garcia Lorca et Machado) à rattacher au franquisme et à l'impression du délitement de la Vie.
Ce livre m'a infiniment marquée, je l'ai profondément analysé mais ne veut pas trop le dévoiler.
Je pense que la construction du livre est celle d'un narrateur qui revoit toute sa vie lors de sa nuit d'agonie mais ce ne fût pas un avis général.

Monique BECOUR

"La joueuse de go" de Shan SA le 8 juin 2009



Christiane Vincent et Danielle Grégoire nous présentent cette œuvre.
Shan Sa, naît à Pékin le 18 Octobre 1972. Le véritable nom de la jeune fille est « Yan Ni », ce qui signifie « Bruissement du vent dans la montagne ».
A 7 ans, elle décide' d'écrire et obtient un premier prix. Elle écrit « Les poèmes de Yan Ni ».
En 1989, les événements de Tian' anmen vont provoquer son départ en Europe. Elle suit des études de philosophie durant 2 ans à Paris, après des études à l'école alsacienne, et devient ensuite la secrétaire du peintre Balthus . Elle s'est constituée deux cultures alors qu'elle était prédestinée à devenir poète chinois, mais les événements politiques brisent sa vie chinoise . Shan Sa , romancière et peintre, a exposé pour la première fois en 2001 à la Galerie Enrico Navarra .
En 1997, elle obtient le Prix Goncourt pour son premier roman « Portes de la Paix Céleste » sur les mouvements de résistance de Tian' anmen . Cette porte borde au Nord la place et l'entrée de la Cité Impériale
En 1930-1931, le dernier empereur de Chine ( cf.le film) règne sans pouvoir sur la Mandchourie occupée par l'armée japonaise et Shan Sa décrit les mouvements politiques des années 30 en reflet des événements de 1989, donc surimpression entre les horreurs décrites et celles du 15 Avril au 4 Juin 1989.
L'héroïne est sauvée par deux jeunes étudiants qui l'emportent par la Porte du Nord et l'initient à une sexualité ardente qui me fait penser, personnellement à « L'amant de la Chine du Nord » de Marguerite Duras.
La jeune fille, à 8 ans a été initiée par son oncle au jeu de Go, sous-tendu qu'il aurait aimé continuer l'initiation de l'adolescente à d'autres jeux, érotiques ceux-là, sans succès.
Devenue experte en jeu de go, « elle bat au go, tous ceux qui la défient », elle devient singulière, étrangère par rapport aux autres alors qu'elle se rend sur la Place où attendent les joueurs qui ont suspendu, un oiseau en cage sur la branche d'un arbre le plus voisin, signal de disponibilité pour ouvrir une partie avec qui le souhaite. Elle va y rencontrer « l'Inconnu », qui est, en fait, un jeune soldat japonais, observateur, espion durant la guerre sino-japonaise.
C'est une fable à double partition, dans laquelle de courts chapitres entremêlent les destins croisés du japonais et de la joueuse de go de 16 ans qui gardent le plus grand silence lors des parties.
Dans une interview de 2001, dans la revue « Lire », Shan Sa signale qu'elle avait eu la prescience de son livre à Venise. Le jeu de Go lui a donné une forme, un cadre qui permet de mettre en jeu ses personnages, donc gestation difficile pour ce roman, dit-elle, avec une inspiration poétique et philosophique. L'héroïne reflète une partie des questionnements de Shan Sa, de ses rêves. Leur combat est la métaphore de ses propres combats ».
Claude S. avait apporté un Jeu de Go et nous en a expliqué les règles qui reposent sur la notion d'encerclement, avec la pose aux intersections et sur les bordures, non dans les cases, de « pierres » (pions blancs ou noirs).
Il y a inversion entre les chapitres impairs (coups noirs), récits de la joueuse et ses pions blancs : points pairs. Et inversement pour l'Inconnu. C'est aussi une figure du Taoisme : « Le Ying et le Yang », guerre et spiritualité, qui rejoint Eros et Tanatos avec un aspect philosophique du pion posé, sans remède car le pion ne peut se déplacer : « Nous sommes les pièces que joue le Ciel et nous retournons dans une boite qu'est le néant ».
Claude, joueur de Go, nous indique qu'il y faut les mêmes qualités que pour se battre au sabre.
Robert V. professeur de mathématiques précise que ces jeux, bridge, go, échecs sont des paradigmes mathématiques donc, que la joueuse de Go a le goût infini des mathématiques. Un texte d' Euclide fonde la géométrie et l'arithmétique. Claude insiste : Arthur Koestler in « La corde raide » emprisonné durant la guerre d'Espagne, dit qu'il a alors tenu le coup, parce qu'il s'est posé un problème et l'a résolu. Il recherche la démonstration d'Euclide de l'infinité des nombres premiers » . « Un problème résolu », dit-il, « vous rend l'égal de Dieu aussi bon qu'un coït bien fait ».
Nous voyons, autour de cette table de jeu, une figuration de l'amour impossible de l'Inconnu pour cette joueuse de Go qui montre une volonté de puissance, vis-à-vis de l'adversaire. Chacun est représentatif de sa civilisation propre. Elle est l'unique femme admise dans le cercle fermé des amateurs, donc affrontement Chine / Japon et jeu de domination territoriale mais aussi jeu de Go : jeu du mensonge ; Dans la première partie, le japonais est réticent pour jouer avec elle mais la joueuse de Go se ploie au rythme de l'Inconnu. Ainsi le lecteur constate que le livre est construit sur une série de paradoxes, de conquêtes ; c'est une lecture extrêmement sociale car la joueuse a une volonté de liberté, d'affirmation de soi, de refuge dans le jeu de Go mais aussi de délivrance sexuelle., donc dialectique pour s'ouvrir à une autre sorte de comportement, d'égal à égal : donc « le jeu de l'amour et de la mort » .
De nombreuses assimilations culturelles ont été données par les participants : Judith , jeune juive, héroïne de la résistance aux tyrans, qui coupe la tête d'Holopherne, général assyrien ennemi au bout d'une nuit d'amour, ou encore la rencontre de Penthésilée, reine des Amazones qui se porte au secours de Troie, tuée par Achille , qui admire sa beauté et pleure sa mort. Mais aussi les références musicales que donne Danielle Grégoire, de Tancrède , preux amoureux de Clorinde (guerrière sarrazine ), selon « La Jérusalem délivrée » du Tasse, tragédie de Voltaire en 1760, dont Rossini tira en 1813, un opéra.
Nous avons discerné bien sûr, des rapprochements avec la littérature japonaise de Kawabata , par de nombreuses références symboliques, culturelles du côté aussi de la littérature allemande du 19 ème siècle. Tout est antérieur à l'écrivain qui a aussi écrit « L'Impératrice ». Christiane recommande la lecture de « ‘ L'abécédaire de la Cité Interdite » chez Flammarion .
Dans « le jeu de Go, » il y a une règle du suicide. Le roman est situé à l'intersection de la civilisation ancienne et de la civilisation moderne, un jeu de miroirs inversés. La fonction du Soldat est de mourir, après avoir tué la jeune chinoise malgré l'amour qu'il lui porte.