Germaine TILLION : LE HAREM ET LES COUSINS (1966)

Gilbert Lehmann 16/06/2013
L' OMS demande en 1961 à Germaine Tillion une étude sur la condition féminine dans l'espace
méditerranéen,
En effet connaissant bien le maghreb berbere et arabe , elle se rend compte que ce problème qui
est aigü dans cette région , déborde toutefois largement ses limites apparentes:il n'est pas de source
religieuse - singulièrement musulmane (extême orient et sud du Sahara y échappent quelque peu )
et les autres monothéismes y sont tout autant impliqués .
Il contamine en substance sinon en intensité tout le bassin mediterranéen d'un seul tenant (ignore
les frontières des pays ,des peuples ,et les climats) et donne historiquement son empreinte dans
toute l'expansion geographique de notre civilisation.
Il est liée à la définition de « république des cousins » que Tillion donne à ces sociétés
ou tribus endogames.
Dans son travail fondamental sur les Stuctures de la Parenté (1949) Claude Lévi Strauss * a
étudié dans le plus grand détail les populations de chasseurs-ceuilleurs d'Amazonie .Leur structure
sociale est stictement exogamique où les femmes sont échangées entre groupes étrangers , l'inceste
étant la proscription absolue dans une société à croissance nulle , à démographie basse , non
expansive , pacifique dans son essence et faite d'ouverture , de communication et d'échanges.
Elle l'appelle « la république des beaux-frères ».
Qu'en est-il de cette société endogamique de la rive sud de la méditerranée ? Pour faire court :
les filles vierges sont mariées à un cousin de la lignée paternelle; exclues de l'héritage à la mort du
père , elles sont soumises à l'autorité du frère aîné responsable de la gestion du patrimoine .
La tribu -ferqa- fermée au monde extérieur y compris dans son habitat , garde ses filles pour les
cousins/frères/maris .La ferqa ne communique pas., centré sur un espace intérieur clos ( la Horma
dont l'autre sens est « honneur » ).Le sang fait la noblesse (incomparable) de la lignée.
L'étranger est l'ennemi potentiel: il « vole les filles ,la terre et les vaches ». La jalousie est
institutionnalisée ..
La fraternité est sacrée et l'aîné a le devoir de punir l'adultère (crime contre l'opinion i.e. la
Société d'où à l'extème lapidation pubique et « participative ») et d'assurer la vendetta (mais une
certaine tolérance au péché de chair dans la ferqa!!! car entre cousins !)
La seule richesse de la femme est sa virginité gardée par les frères .tout le reste est inutile-
(éducation,vie sociale etc...).

Un étrange bonheur serait possible à l'âge d'or originel - hypothétique , rêvé -de la tribu , dans le
cocon de l'entre-soi familial où l'on partage le pain et le mouton.
Mais les fissures surviennent qui vont générer des mécanismes de défense pire que le mal (une
« urticaire »).Et des facteurs de déstabilisation de cette tribu surviennent très tôt dans l'Histoire :
l'urbanisation et ses promiscuités (vite le voile et le harem ,barrière défensives!!) ,
-la croissance démographique et les mélanges (contact rapproché avec l'ennemi),
-les inégalités (la richesse ou la pauvreté )
la religion : la tradition s'accorde plus ou moins avec les polythéismes de Grèce ou d'Asie
Antérieure, les monothéismes juif ou chrétien -et l'assimilation de ce dernier au droit romain.
(rois d'egypte , patriarches d'israël , monarques indo-européens : denys l'ancien ,
irlande ,indulgence pour incestes familiaux
 


 
 

C'est avec le Coran ,plus tardif , que les choses s'enveniment car un prescription du prophète est
la reconnaissance du droit de la femme en matière d'héritage et d'assistance matérielle par son
époux sous peine de feu éternel ! La tribu est menacée !: une machine de guerre se met en place
pour parer à cette innovation favorable à la moitié de l'humanité mais destructrice des patrimoines :
la prescription est occultée...
...et en contre-partie sont exaltés la prière et le carême mais aussi convoquées et revendiquées
comme religieuses d'autres pratiques beaucoup plus anciennes , non musulmanes ; ainsi la
circoncision , l'interdit alimentaire du porc ou le voile (Hérodote mille ans avant les décrivait déjà
ainsi que la coiffure « crête de coq : choucha , les « youyou » et les danses et combats rituels des
filles au printemps!)
Le plus singulier des arrangements est la ristourne à Dieu par acte notarié : on en fait le
légataire ultime des biens de la tribu ! Et rien ne se passe en attendant!
C'est le premier progrès social édicté ; ce sera le plus farouchement combattu et paradoxalement
l'islam va sembler le plus réactionnaire des statuts religieux ,alors que tout n'est que survivance -
farouche à tout prix - de pratiques tribales anciennes.
…......................... ET NOUS ???
….... si les pratiques restent caricaturales sur la rive sud de la méditerranée , de beaux restes
survivent en Grèce, Irak,Albanie, Sicile,Corse, Espagne,Europe -corrigés quelque peu en Europe
septentrionale par l'apport du droit germanique plus « féministe » mais confortés toutefois par une
église catholique traditionnaliste et la « nouvelle couche » du code napoleon : l'inclination
endogame, l' entre-soi ,le mariage au village , le « clocher »(Bourdieu) restent vivaces dans nos
mentalités ; le crime pour adultère est jugé souvent » passionnel « à culpabilité minorée , les actes
notariés d'héritage défavorisent les filles dans le partage ou la jouissance des biens ,


Pourquoi , où et quand sont apparues les sociétés endogames ? Tillion fait l'hypothèse d'une cause
socio-économique (« en ethnologie l'intendance précède et ne suit pas comme à l'armée »)
:la révolution néolithique 7000 ans av.JC apparue dans le sillon levantin ,puis le croissant fertile,
puis le bassin méditerranéen et le reste du monde: civilisation « du beurre et du pain , de la soupière
« , elle est forcément expansive , productiviste , nataliste ; elle invente la guerre ,
l 'esclavage , le racisme , et le pillage de la planète après avoir effacé peu à peu les chasseurs
ceuilleurs exogames des confins...et là est aussi la généalogie de notre morale .
Mauvaise affaire pour l'homme (« roi désarmé » immature) et la femme (inculte ,frustrée ,
aigrie ,précaire), et l'avenir de la société dont le progrès est freiné par l'exclusion de la moitié de
sa population. L'auteur est consciente du fondement discutable de ses hypothèses quant à l'état de l'humanité à
l'âge préhistorique mais croit pouvoir retenir 3 éléments solides : l'antériorité de la « république des
beaux-frères » par rapport à celle des « cousins » neolithiques , le caractère global par delà toutes
les barrières géographiques ou ethniques de sa diffusion, l'explosion démographique et territoriale.
Germaine Tillion fait alors un état des lieux et des perspectives de cette exclusion féminine en
1966 .En 2O13 son analyse est obsolète:
Côté sud le voile est revenu qui accompagne un fanatisme et une bigoterie religieuse qui réagit
plus à des causes politiques et/ou économiques qu'à une nostalgie tribale patrimoniale et/ou
obsidionale ; au nord la complexité est plus grande : le nouveau voile se décline de multiples
façons :militant,« barrière » identitaire ,conformisme des communautés suburbaines sous le regard
réactivé des frères gardiens d'un nouvel » honneur » - mais les motifs sont devenus protéiformes p
avec depuis 50 ans l'Histoire et les guerres ,les terrorismes ,les répressions ,les stigmatisations et la
génèse d' ideologies radicales , frustres ,désespérées et nihilistes
Pour ce qui est à peu près tout le reste du Monde - des barrières sont tombées , l'urbanisation et
les mélanges ont dissous l'endogamie et marginalisé l'entre-soi farouche et jaloux : ne persiste de
très préocupant que l'agressivité économique sous la forme du marché mondial et de l'épuisement
progressif des ressources .Mais nous savons que dès l'apparition ou l'annonce -ou l'invention -d'un
danger , d'une peur ,le premier coupable se cherche dans l'altérité ,ennemi idéal , »proche ,« sous la
main »pour réactiver à tous prix notre besoin de similarité. Le meurtre isolé est sans âge : le meurtre
organisé - la guerre est neolithique.
La qualité de l'essai réside dans la vision de l' »accident » historique du 8° millénaire et
l'analyse de ses conséquences jusque dans nos sociétés civilisées .C'est une remarquable vision
synthétique et sa grande originalité n'avait pas échappé à Claude Lévi Strauss.
C'est par une méthode d'écoute et de dialogue avec les autres durant les nombreux séjours
effectués aux confins des Aures auprès de la tribu des chaouias que l'auteure a confirmé que
l'ehnologie est entre les civilisations ce que le dialogue est entre les individus : un échange
dialectique où chacun voit chez l'autre ce que l'autre ne voit pas et le changement réciproque que
cela entraîne : le « dépaysement » permet de mieux se percevoir et de corriger ce défaut , cette
routine qui font que nous sautent aux yeux des différences de détails et nous échappent nos
profondes analogies , car les cultures et leurs mythologies sont "comme des colliers cassés":
refaits leur aspect est différents mais les « perles sont les mêmes ».
Comme un psychanaliste elle écoute les lapsus les rêves les cauchemars les actes manqués et
observe les symptomes sociaus bizarres et révélateurs.
Mais ce livre a gêné par les méthodes employées et l'ampleur des problèmes et des hypothèses
posées :
les ethnologues et historiens contemporains lui ont fait un acceuil plus que mitigé critiquant sa
méthode « trop subjective,immergée (« on se sert de soi pour comprendre les autres») son style trop
« limpide » humoristique (« Les revolutions passent,les belles mères restent ») trop familier (« ceux
qui savent lire ,et mes lecteurs en font partie ...») pour un ouvrage scientifique:
le milieu « intellectuel » anticolonialiste lui a reproché d'être politiquement incorrect et
outrecuidant : « :cessez de vous pencher sur la femme orientale »(!elle est heureuse et adulte!)
les religieux d'être un « livre indécent pornographique qui insulte l'islam » ou Leïla Hacine qui
affirme -comme Paul-que l'homme est de toute façon supérieur à la femme.

Mais Germaine Tillion n'en était pas à ses premiers ni derniers ni pires affrontements. Très grande
universitaire en sciences humaines ,élève de Marcel Mauss ,à peine revenue des Aures elle entre en
Résistance fin Juin 1940.
Dénoncée en 42 , déportée à Ravensbrück où sa mére est tuée , elle sait y écrire une comédie
musicale humoristique.Libérée elle rassemble les dossiers des déportés du Musée de l'Homme puis
des veuves et orphelins des camps .Partie prenante avec David Rousset du CICRC qui dénonce le
Goulag stalinien en 1953 ,elle s'attire l'hostilité de ses anciennes compagnes déportées communistes.

Missionée en Algérie en 1954 et attérrée par la « clochardisation » des populations aurésiennes ,elle
crée 120 centres sociaux pour subvenir à leurs besoins alimentaires et à l'éducation des enfants.
Rencontrant des combattants du FLN elle obtient une suspension des attentats contre les civils .
Sans transiger sur le droit des victimes de quelque bord qu'elles soient elle s'attire l'inimité de
Simone de Beauvoir et de Vergès d'un côté et du général Massu de l'autre.
...et elle sera loin de faire plus tard l'unanimité en s'opposant -entre autres nombreux combats-à la
guerre du golfe en 1992 ,à l'invasion du Liban par Israel .
Elle sait avouer :

-l'ambiguïté de ses réaction à Hambourg lors du procès en 1951des bourreaux de
Ravensbrück : je les vois,ce sont des hommes « j 'ai pitié d'eux et ça me rend malade »Car il existe
entre le bourreau et la victime par une expérience partagée une lucidité aiguë partagée de la chose
vécue

-le tragique de la confrontation avec la torture en Algérie « eux maintenant c'est comme nous jadis.


-la fragilité de l'individu : »il n'y a pas de médiocre devant les grands drames :tant
mieux pour l'imbécile qui n'a jamais eu l'occasion de choisir » /» il existe beaucoup de héros
potentiels qui s'ignorent et non moins d'ignobles qui s'ignorent aussi »/ »rien n'est acquit jamais » et
« entre le mieux et le pire il y a de quoi se casser la tête pendant toute une courte vie.
Quant au reproche de subjectivisme des critiques universitaires elle pourrait répondre ainsi:
« c'est alors (à Ravensbrück)et alors seulement que je refis mes classes « humanistes » et que
j'appris sur le crime et les criminels ,la souffrance et ceux qui souffrent ,la lâcheté et les lâches ,sur
la peur,la faim,la panique,la haine des choses sans lesquelles on n'a pas la clé de l'humain car tout
cela à l'état de larve rampe dans n'importe quelle société , mais on n'apprend à l'identifier que
lorsqu'on a regardé longuement la bête adulte épanouie dans sa peau ».
 
Voir **Todorov : Fragments de Vie

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